Le métier d’ingénieur agronome menacé par l’intelligence artificielle

Les outils d’intelligence artificielle sont-ils en passe de remplacer l’humain ? Les prouesses de ChatGPT, l’agent conversationnel spécialisé dans la génération de texte sorti il y a quelques mois, épatent et inquiètent de nombreuses professions dites « qualifiées ». Le métier d’ingénieur agronome n’échapperait pas à la règle.
Androïd

Le digital et la robotique modifient les métiers du secteur agricole depuis bon nombre d’années : stations météo connectées et robots de traite ont largement pénétré les exploitations. Et c’est maintenant au tour des outils d’intelligence artificielle (IA) générant du texte, des images, des voix ou des vidéos de bouleverser la donne. Contrairement aux précédentes innovations technologiques, l’automatisation visée ne concerne plus seulement les tâches manuelles.

Lors de la sortie grand public de ChatGPT, certains se sont alarmés, d’autres ont balayé les inquiétudes d’un revers de main, tournant en ridicule l’idée que l’IA puisse remplacer les ingénieurs agronomes à l’aide d’exemples absurdes : « comment différencier des œufs de vache d’œufs de poule » (image 1). Après tout, explique Yann Le Cun, directeur du laboratoire d’IA chez Meta, la génération de texte repose sur le même principe, en plus élaboré, que celle effectuée par les smartphones lors de l’écriture de messages : une simple suggestion des mots les plus probables pour continuer un texte. Mais la machine apprend ! Impossible aujourd’hui d’obtenir la réponse farfelue citée plus haut. Alors, qu’en est-il ?

Image 1 : À questions piégeuses ou idiotes, réponses farfelues, à la sortie de ChatGPT
À questions piégeuses ou idiotes, réponses farfelues, à la sortie de ChatGPT

Source : LinkeDin

Ce printemps, des chercheurs des universités de Pennsylvanie, New-York et Princeton ont évalué l’exposition de 800 métiers à l’intelligence artificielle générant du texte - à l’instar de ChatGPT - ou des images (telles Midjourney, Dall-E, Stable Diffusion...). Et les métiers agricoles ne sont pas épargnés, notamment pour les ingénieurs agronomes* (figure 1).

Figure 1 : Exposition des métiers aux IA générant du texte (en abscisse) et de l’image (en ordonnée)
Figure 1 : Exposition des métiers aux IA générant du texte (en abscisse) et de l’image (en ordonnée)

Source : D’après l’étude américaine sur l’exposition aux IA génératrices parue en avril 2023

L’ingénieur agronome dans les 10 % des métiers les plus exposés

Plus en détail, l’enseignement supérieur truste 8 des 10 métiers les plus exposés aux IA générant du texte, derrière les télévendeurs et avant les sociologues. Les matières concernées sont des sciences humaines, et non des « sciences dures » (tableau 1).

Tableau 1 : Classement des dix métiers les plus exposés aux IA générant du texte
Tableau 1 : Classement des dix métiers les plus exposés aux IA générant du texte

Source : L’étude américaine sur l’exposition aux IA génératrices parue en avril 2023

Le métier d’enseignant agricole en études supérieures arrive à la 143e place, devant les ingénieurs agricoles (244e), les techniciens agricoles (378e), les agriculteurs (410e) et les conducteurs-mécaniciens d’engins agricoles (682e).

Les résultats concernant l’exposition aux IA générant des images surprennent davantage : astronomes et différents ingénieurs (en chimie, en exploitation minière, en génie civil) caracolent dans le Top 10 aux côtés des architectes, architectes d’intérieur-décorateurs, directeurs artistiques, éditeurs de films et dessinateurs mécaniques (tableau 2). « Beaucoup des métiers les plus exposés à l’IA générant des images mobilisent de façon importante l’orientation spatiale », soulignent les auteurs.

Tableau 2 : Classement des 10 métiers les plus exposés aux IA générant des images
Tableau 2 : Classement des 10 métiers les plus exposés aux IA générant des images

Source : L’étude américaine sur l’exposition aux IA génératrices parue en avril 2023

Côté agricole, la hiérarchie entre métiers évolue peu, à l’exception des enseignants, bien moins exposés à cette technologie. Les ingénieurs agricoles sont donc les plus exposés aux IA générant des images (59e place, soit dans les 10 % des métiers les plus touchés), loin devant les techniciens (280e) et les chefs d’exploitation (382e). Viennent ensuite les enseignants (455e), avant les chauffeurs-mécaniciens (624e) et les ouvriers trieurs-calibreurs de produits agricoles (766e).

Les métiers intellectuels sont les plus touchés

Comme l’illustre le classement des métiers agricoles exposés aux IA générant du texte, il ressort de manière générale une corrélation positive assez marquée entre le niveau d’études et l’exposition aux IA.

Dans l’étude américaine, les chercheurs confirment l’hypothèse que les métiers « cols blancs », de niveau d’étude élevés, et à revenu « médian-élevé » sont les plus susceptibles d’être exposés à l’IA génératrice (figure 2). Les chercheurs mettent aussi en évidence le lien entre compétences créatives et forte exposition aux IA.

Figure 2 : Exposition aux IA génératrices de texte et d’image en fonction du niveau d’études requis pour exercer le métier
Figure 2 : Exposition aux IA génératrices de texte et d’image en fonction du niveau d’études requis pour exercer le métier

Source : L’étude américaine sur l’exposition aux IA génératrices parue en avril 2023

Exposition : entre substitution et complémentarité

Mais que signifie ce terme « exposition » ? Dans une précédente étude, réalisée par l’Université de Pennsylvanie et l’entreprise OpenAI, un métier est exposé si « l’utilisation de l’IA génératrice réduirait le temps nécessaire à un humain pour effectuer ou terminer une tâche d’au moins 50 % ».

Les études avec des scores d’exposition, comme celle-ci, veulent montrer le potentiel impact économique sur les métiers, sans distinction entre le remplacement de certaines (ou toutes) les tâches par l’IA ou une productivité dopée par l’IA utilisée en complément. Les chercheurs ont obtenu ces résultats en reliant dix applications d’IA à 52 compétences humaines (compréhension orale, expression orale, raisonnement inductif, etc.). Ces 52 compétences sont reliées à plus de 800 métiers, selon la base de données du « Occupational Information Network » développée par le « département du travail des Etats-Unis ». Dans cette étude, seules les applications de génération de langage et d’images sont étudiées.

Des publications fleurissent sur les entreprises qui annoncent remplacer des postes par l’IA, la croissance de PIB permise par ces outils, ou encore la proportion de la population active affectée d’une manière ou d’une autre par l’IA. La thèse selon laquelle la stimulation du marché par l’automatisation favoriserait l’emploi est dénoncée par les données empiriques sur la robotique en France.

Seul élément rassurant : l’histoire de l’humanité montre que les innovations technologiques, qu’elles soient liées ou non à l’automatisation, ont « déplacé » les métiers. Les postes devenus obsolètes sont remplacés par de nouveaux métiers. La vitesse d’adoption de la nouvelle technologie impacte directement la capacité des personnes à se reconvertir à temps.

L’aspect terrain, rempart pour les ingénieurs agricoles ?

Mais alors, les ingénieurs agronomes vont-ils être remplacés par la machine, ou s’appuyer dessus ? Interrogé par un membre du « Club des Agronomes » (club francophone africain sur l’agronomie et les politiques agricoles), ChatGPT répond lui-même qu’il ne menace pas le métier d’agronome. Les arguments avancés ? L’expertise irremplaçable (dont l’expertise pratique), les déplacements sur le terrain et les interactions avec les autres acteurs - notamment les agriculteurs.

L’outil indique que les agronomes disposent d’une « compréhension approfondie » des systèmes agricoles, ce qui leur permet de « résoudre des problèmes complexes et de trouver des solutions pratiques qui peuvent être appliquées dans le monde réel ».

À l’heure des capteurs connectés et de l’imagerie satellite, l’observation du terrain interroge. L’humain sera peut-être le dernier bastion du métier tel qu’il existe aujourd’hui…

* Ingénieur agronome est une qualification, et non un métier, comme l’a rappelé Gilles Tatin, Délégué régional chargé d'ingénierie de formation à la DRAAF Centre Val de Loire, lors d’une conférence au salon des Culturales mi-juin.

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