Maladies fongiques du blé : gérer le risque au T1 par la modélisation
Les programmes fongicides actuels tendent à préconiser l’impasse du T1 et ne conseiller son application que dans les situations critiques. Ces nouvelles recommandations s’appuient sur la recherche dans le domaine de la lutte génétique (les variétés inscrites étant de plus en plus résistantes aux maladies) et sur les conditions climatiques qui évoluent en défaveur du développement précoce des maladies.
En effet, le premier traitement fongicide sur blé tendre coûte en moyenne de 35 à 45 €/ha (coût des fongicides à 25 €/ha, coût de passage de 5 à 10 €/ha et un bénéfice attendu pour palier au risque, au temps et à la charge mentale de 5 à 10 €/ha). Avec un prix du blé à 15 €/q, le gain brut apporté par le T1 doit être d’au minimum 3 q/ha. Or ce T1 augmente le rendement (gain brut) d’en moyenne 1,7 q/ha mais, pour qu’il soit rentable, il faudrait que le gain brut soit au minimum de 3 q/ha. Le T1 n’est donc, en moyenne, pas rentable. Mais qu’en est-il des situations individuelles ?
C’est en partant de ce constat qu’Arvalis développe un outil qui pourra aider les agriculteurs dans leur choix d’effectuer ou non un premier traitement précoce. Cela dit, en présences de rouille jaune pendant la montaison, une intervention avant la dernière feuille étalée sera quand même nécessaire.
Une nouvelle démarche s’appuyant sur les connaissances des experts
Arvalis a mené une évaluation de l’intérêt économique et technique du T1 sur une base de 275 données provenant du réseau R2E(1) entre 2013 et 2018, auxquelles se sont ajoutées en 2019 88 autres données (dont des essais Arvalis). Cette base de données regroupe les observations de terrain et la variable d’intérêt : le « poids » du T1. Il est calculé comme le gain brut de rendement obtenu par l’ajout de ce premier traitement fongicide à un programme en un ou deux traitements.
Afin d’amorcer l’élaboration de cet outil d’aide à la décision, deux approches méthodologiques ont été étudiées : une approche purement statistique incluant toutes les variables et interactions de la base de données, et une approche plus agronomique où des experts sélectionnent les variables d’intérêt et valident les interactions proposées.
Différents modèles prédictifs ont été construits pour chaque approche, et leurs performances respectives comparées. Il s’est avéré que l’approche agronomique est davantage en accord avec les connaissances disponibles sur les effets des facteurs agronomiques sur le poids du T1 que l’approche purement statistique : elle donne de meilleurs résultats prédictifs.
Cependant, aucune donnée climatique n’était prise en compte, et le nombre d’observations de la base de données semblait être insuffisant pour ajuster correctement un modèle prédictif. Une approche par élicitation d’experts (encadré) a donc été envisagée, puisque l’importance de l’expertise agronomique avait été prouvée.
Qu’est-ce que l’élicitation d’experts ?
L’élicitation probabiliste consiste à représenter sous forme de distributions de probabilité des connaissances d’experts sur une variable d’intérêt pour laquelle les données manquent. Elle requiert de faire au préalable le point sur les connaissances d’un groupe d’experts, d’évaluer les incertitudes et d’échanger pour réussir à se mettre en accord.
Les experts ne fournissent pas une valeur ponctuelle du paramètre, mais un ensemble de valeurs possibles et une probabilité associée à chacune de ces valeurs. L’élicitation probabiliste prend ainsi en compte l’incertitude dans la connaissance de ce paramètre.
Le nouvel outil d’aide à la décision est appelé DAG (pour Directed Acyclic Graph, soit graphique acyclique orienté). Pour élaborer ce modèle, les experts d’Arvalis ont tout d’abord déterminé les variables qualitatives intervenant dans la détermination du poids du T1 sur une parcelle (figure 1) : la région où est située la parcelle de blé tendre (le contexte climatique est pris en compte indirectement via cette « régionalisation »), la présence précoce (avant le stade « dernière feuille pointante ») ou non de rouille jaune et de septoriose, la sensibilité ou non de la variété cultivée à ces maladies… Concernant la précocité de la rouille jaune, le cas « absence de rouille jaune » est aussi envisagé.
Dans le DAG, les variables sont liées par des relations de dépendance que les experts déterminent et matérialisent par des flèches. Ainsi, on suppose que la précocité de l’épidémie de rouille jaune et de septoriose, de même que les ratios entre variété sensibles et peu sensibles à la septoriose et à la rouille jaune dépendent de la région.
Estimer la probabilité que le poids du T1 soit inférieur à 3 q/ha
Le poids global du T1 dépend du poids du T1 lié à la rouille jaune et du poids du T1 lié à la septoriose. Le poids du T1 lié à la rouille jaune dépend lui-même de la précocité de cette maladie et de la sensibilité variétale des blés tendres à cette maladie. Il en va de même pour la septoriose.
À chaque « valeur » possible d’une variable (par exemple, « S » (sensible) et « PS » (peu sensible) pour la sensibilité des variétés à une maladie) est associée une probabilité que cette valeur soit observée sur une parcelle choisie au hasard. Les relations de dépendance se traduisent par le fait que les probabilités associées aux valeurs possibles d’une variable dépendent de la valeur prise par la variable précédente à laquelle elle est liée. Par exemple, l’épidémie de rouille jaune dépendant de la région de culture, la probabilité de subir une rouille jaune précoce ne sera pas la même selon que la parcelle est située en Bretagne ou en région PACA.
Les probabilités que chaque variable prenne telle valeur ont été estimées par différentes approches : soit à partir de bases de données mises à disposition (comme les données FranceAgriMer sur les surfaces en blé tendre en France, utilisées pour déterminer la probabilité de « tomber » sur une région) ; soit, pour la précocité d’apparition des maladies sur le terrain en moyenne sur vingt ans, à partir des simulations d’un modèle épidémiologique (Septo-LIS et Crustyellow) ; soit par élicitation probabiliste d’experts, grâce à la mise en place de probabilités sur le site Licite par les experts (notamment pour les poids du T1 septoriose et rouille jaune).
À la fin, le modèle fournit la probabilité que le poids du T1 soit inférieur ou supérieur à 3 q/ha, autrement dit, il indique si le premier traitement est, ou non, économiquement rentable. Par exemple, une parcelle de blé tendre a 25 % de chances d’être située en région Normandie-Nord Picardie ; la variété cultivée a alors 51 % de chances d’être peu sensible à la rouille jaune et 24 % de chances d’être peu sensible à la septoriose, et il y a 41 % de chances que la rouille jaune y soit précoce et 71 % de chances que la septoriose le soit aussi ; dans ce contexte, le poids global du T1 en Normandie-Nord Picardie aura 59 % de chances d’être supérieur à 3 q/ha, et il sera donc intéressant de traiter. (Ces pourcentages sont susceptibles de varier encore avec l’affinement du modèle.)
Aider l’agriculteur dans son choix d’intervenir ou non avant la dernière feuille étalée
Pour utiliser ce modèle, il est possible de fixer certains paramètres, comme la région et la sensibilité variétale, qui sont connues dès le semis. Une fois la simulation faite sur sa parcelle, l’agriculteur aura une donnée l’aidant à déterminer l’importance de son T1 et pourra donc choisir s’il décide ou non de traiter sa parcelle. Il pourra alors se référer aux programmes préconisés dans le Choisir de sa région.
D’abord étudié par l’équipe d’Arvalis de Boigneville, ce modèle est en constante évolution. Il s’est agrémenté des expertises des équipes régionales, que ce soit dans l’évaluation du poids du T1 ou des précocités des maladies. Certains découpages régionaux vont sûrement être revus pour mieux se rapprocher des variations environnementales - climat, sol, etc. Ainsi, la démarche vise à regrouper dans un seul modèle l’expertise d’Arvalis et de ses partenaires.
(1) Arvalis a développé le réseau collaboratif national R2E (Réseau d’expérimentation d’excellence) avec de nombreux organismes collecteurs, coopératives et négoces, dans le but de prendre part à l’évaluation et au développement de solutions de biocontrôle en grandes cultures.
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