Grandes cultures bio : des pistes pour raisonner la fertilisation

L’offre du sol en nutriments peut être insuffisante pour certaines cultures exigeantes conduites en agriculture biologique. Arvalis et Terres Inovia passent en revue les points à prendre en considération lorsqu’une fertilisation semble nécessaire et analysent, chiffres à l’appui, son intérêt économique comme agronomique.
Intérêt à court & long terme de fertiliser les grandes cultures bio

La nutrition des cultures en agriculture biologique (AB) repose principalement sur une approche à l’échelle du système de culture qui cherche à maximiser les entrées d’azote via les processus de fixation symbiotique de l'azote atmosphérique par les légumineuses et la minéralisation des matières organiques du sol. Néanmoins, des apports exogènes de l'azote - voire d’autres éléments - peuvent s’avérer nécessaires lorsque, malgré une optimisation du système de culture, les besoins de la plante en éléments nutritifs ne sont pas couverts, ou que la fertilité à long terme du système est mise en péril.

Dans le premier cas, les cultures aux besoins les plus importants (notamment en azote) sont en général davantage concernées : les légumes, la pomme de terre, le maïs, la betterave, les blés ou encore le colza, qu’il s’agisse d’assurer le rendement ou la qualité des graines. Cependant, dans certaines situations, il peut aussi s’avérer utile de fertiliser des cultures ayant des besoins moins élevés comme le tournesol.

Connaître l’offre1 du sol en nutriments est déterminant pour décider de réaliser ou non un apport. Cette offre est très fortement conditionnée par le type de sol, le climat de l’année et l’historique des pratiques agricoles (notamment les apports passés de fertili­sants et la culture précédente).

Un autre facteur à prendre en compte est le degré de salissement de la parcelle. Si celui-ci est craint ou avéré, l’azote apporté profitera d’autant plus aux adventices qu’elles sont compétitives pour cette ressource, et ce, au détriment de la culture. Le risque est donc de favoriser leur développement, ce qui aurait un impact négatif non seulement sur l’alimentation minérale de la culture en place, mais aussi sur son alimentation hydrique, son accès à la lumière et potentiellement sur les cultures suivantes si, en montant à graine, les adventices viennent réapprovisionner le stock semencier de la parcelle.

Enfin, le dernier facteur concerne l’engrais lui-même. En effet, pour un même dosage, la quantité d’azote qui sera réellement mise à disposition de la culture l’année de l’apport - on parle d’azote efficace - varie très fortement en fonction des quantités respectives de carbone et d’azote contenues dans le fertilisant. Plus la quantité de carbone en proportion de l’azote (rapport C/N) est élevée, plus la quantité d’azote restituée dans l’année sera faible, et plus la quantité totale restituée le sera aussi sur le long terme. C‘est dû au fait que les micro-organismes du sol ont besoin d’azote pour minéraliser le carbone : ils vont donc consommer une partie de celui de l’engrais pour y parvenir.

À l’inverse, un produit ayant un rapport C/N bas restituera son azote plus rapidement. Cependant, cette information n’est pas forcément mentionnée pour les engrais du commerce. De plus, pour les engrais de ferme dont la composition est extrêmement variable, ces informations ne sont pas disponibles ; il serait nécessaire de réaliser une analyse par un laboratoire à chaque épandage, ce qui serait extrêmement coûteux.

Quelques types d’engrais azotés utilisables en AB ont été testés dans les essais menés par Arvalis, Terres Inovia et leurs partenaires2 sur différentes cultures de 2017 à 2021. Leur composition est précisée ci-après (tableau 1).

FORMES D’ENGRAIS : différents indicateurs à regarder de près

Savoir s’il faut fertiliser ou non est loin d’être évident, d’autant que la valorisation optimale des apports d’engrais organiques apportés n’est pas garantie. En effet, à l’exception des engrais présentant une fraction minérale importante comme certains engrais perlés, la majeure partie de l’azote qu’ils contiennent doit d’abord être minéralisée avant que la plante puisse l’absorber. Or il est très difficile de prédire de façon fiable la quantité d’azote qui sera minéralisée en raison de la complexité des processus à l’œuvre, et surtout de leurs interactions1.

La forme de l’engrais, déterminante pour la valorisation de l’apport

Nouveaux venus sur le marché des engrais utilisables en AB, les engrais végétaux perlés conduisent aux gains de rendement les plus élevés sur l’ensemble des cultures sur lesquelles ils ont été testés : en moyenne, 26 et 39 % de rendement de plus par rapport au témoin non fertilisé respectivement sur blé tendre et triticale pour un apport de 60 kg N/ha , +39 % pour des apports de 90 kg N/ha sur blé dur, +33 % pour des apports de 150 kg N/ha sur maïs, et +13 % pour un apport de 75 kg N/ha sur tournesol. Cela peut s’expliquer par la nature même de ces coproduits de la fermentation de matières premières végétales ; plus de la moitié de l’azote qu’ils contiennent se présente sous une forme ammoniacale, directement assimilable par les cultures.

À doses d’azote équivalentes, les protéines animales transformées à base de farine de viande et d’os3 (PAT) offrent des gains de rendement plus faibles : +16 % sur blé tendre, +27 % sur triticale, +19 % sur blé dur et +24 % sur maïs. Sur tournesol, où seules des PAT à base de farine de plume ont été testées, le gain de rendement moyen est équivalent à celui des engrais végétaux perlés : +12 %. Au contraire des engrais perlés, l’azote contenu dans les PAT est quasi exclusivement organique et n’est donc rendu disponible pour les cultures qu’après avoir été minéralisé par les micro-organismes du sol.

Cette valorisation probablement plus tardive dans le cycle des cultures pourrait expliquer l’obtention de teneurs en protéines plus élevées avec ces produits qu’avec les engrais végétaux perlés : +0,3, +0,3 et +0,9 point de protéines respectivement pour le blé tendre, le triticale et le blé dur pour les PAT, contre 0, +0,1 et +0,2 point avec les engrais végétaux perlés.

La quantité d’azote qui sera disponible pour la culture l’année de l’apport dépend fortement du type d’engrais apporté, et notamment des proportions respectives de carbone et d’azote (rapport C/N).
Sur blé tendre, les fientes de volailles déshydratées, les vinasses de betterave et les digestats de méthanisation affichent, en moyenne, des performances de rendement équivalentes aux PAT. Cependant, ils n’améliorent pas la teneur en protéines, voire la pénalisent légèrement dans le cas des digestats (-0,3 %), sans doute par effet de dilution.

Sur tournesol, en revanche, les performances des fientes déshydratées sont équivalentes à celles des PAT et des engrais végétaux perlés : +13 % de rendement en moyenne.

Enfin, les apports de fientes brutes sont les moins efficaces puisqu’en moyenne, ils n’améliorent le rendement du blé tendre que de 10 % tout en entrainant une diminution de la teneur en protéines de 0,3 point, probablement en raison d’une plus forte sensibilité à la volatilisation.

Est-il rentable de fertiliser en AB ?

Pour les céréales à pailles comme pour le maïs, on observe quasi-systématiquement un gain moyen de rendement, toutes formes d’engrais confondues. Cependant, même dans le contexte de prix des engrais de 2020-21, ce gain n’est valorisé économiquement que dans la moitié des cas pour le blé tendre et le blé dur, et dans deux-tiers des cas en maïs et triticale (tableau 2).

INTÉRÊT à court terme DE LA FERTILISATION : en céréales, les gains de productivité n’engendrent aucun gain économique

En effet, les produits organiques, et plus encore les produits formulés (engrais perlés et certains bouchons associant plusieurs matières premières différentes), sont efficaces mais très chers (tableau 1). Le gain de rendement nécessaire pour les rentabiliser est donc élevé et n’est pas forcément atteint.

De plus, dans le cas des céréales à paille, le gain sur la teneur en protéines est moins systématique que sur le rendement. Cela peut s’expliquer en partie par les dates d’apports , assez précoces dans le cycle des céréales, qui favoriseraient davantage le rendement que la teneur en protéines.

Dans le contexte haussier des prix de 2022, la situation est encore moins favorable car la hausse du prix du blé ne compense absolument pas la hausse vertigineuse du prix des engrais. Le nombre de situations où un gain économique est observé se réduit, et ce gain est encore plus faible, voire négatif dans le cas du maïs et du blé dur.

Sur tournesol, dans la quasi-totalité des situations, on observe en tendance un gain de rendement, quoique très variable. Cependant, dans le contexte des prix de 2020-21, seuls 40 % de ces gains se traduisaient par un gain économique (tableau 2). La situation évolue, en revanche, favorablement dans le contexte de prix de 2022 car, contrairement au blé, la hausse du prix du tournesol a compensé celle des engrais. Le nombre de situations où un gain économique est observé n’évolue pas mais le gain moyen augmente.

Les PAT (à gauche) et les engrais végétaux perlés (à droite) sont particulièrement intéressants pour leurs fournitures d’azote rapidement disponibles, mais leur coût est élevé.

Maintenir la fertilité à long terme

En raisonnant à court terme, il semble économiquement plus rentable de cantonner la fertilisation aux situations vraiment limitantes, et d'apporter des produits avec une cinétique de minéralisation rapide et une teneur en azote moyenne à élevée. Cependant, ces produits ont assez peu d'effet sur le sol, que ce soit sur sa structure ou sa porosité, ou sur la vie microbienne, au contraire des produits à libération plus lente mais souvent plus riches en carbone.

D’autre part, si l’azote reste l’élément nutritif le plus limitant en agriculture biologique, les autres éléments ne doivent pas être négligés , en particulier dans les systèmes exportateurs, dans lesquels les pailles ne sont pas restituées, ou bien en cultures fourragères avec des fauches répétées, et/ou qui ne reçoivent pas d’effluents d’élevage pour compenser.

"En raison du prix des engrais, fertiliser n'apporte aucun gain économique à court terme mais indispensable à long terme."

Même en ne considérant que l’azote, l’apport de produits humifiés vient abonder le pool de matière organique stable et stimule donc le potentiel de minéralisation sur le long terme.

Malgré une rentabilité économique qui n’est pas systématique à court terme, les apports de compost ou d’engrais organiques du commerce sont donc essentiels au maintien de la fertilité des sols en systèmes de grandes cultures bio ne bénéficiant pas d’apports d’engrais de ferme. En effet, si la présence de légumineuses dans les rotations assure un certain niveau d’autonomie pour la nutrition azotée, ces cultures pèsent comme les autres sur le pool des autres nutriments - notamment sur la potasse en luzerne.

En systèmes de polyculture-élevage, une diminution progressive de la fertilité est également possible, en particulier sur les parcelles les plus éloignées du siège d’exploitation pour lesquelles les épandages d’effluents sont généralement moins fréquents.

Des apports de produits riches en éléments tels que le phosphore et le potassium sont intéressants pour préserver la fertilité des sols à moyen et long terme.

Par ailleurs, à dose d’azote équivalente, certains produits comme les fientes ou les digestats apportent d’autres éléments, notamment du phosphore et du potassium, en quantités bien plus importantes que des produits tels que les PAT, les vinasses de betterave ou les engrais végétaux perlés. Des apports réguliers de certains types d’engrais organiques sur une même parcelle peuvent donc avoir un impact plus ou moins fort selon leur nature sur le maintien de la fertilité des sols à moyen ou long terme.

Enfin, l’impact sur le stockage de matière organique dans les sols varie également d’un produit à l’autre. En général, le rapport C/N est un bon indicateur de la nature amendante ou fertilisante d’un produit : plus le C/N est élevé, plus le produit sera de type amendant.

(1) Cet aspect est discuté plus en profondeur dans un important complément web à cet article.

(2) Partenaires des essais « Blé tendre » : Arvalis, Chambres d’agriculture (CA) des départements 17, 27, 37, 79, 80, 89 et Ile de France, Chambres régionales d’agriculture (CRA) Grand Est et Pays-de-la-Loire, FDGEDA du Cher, SeineYonne et Vivescia. Partenaires des essais « Triticale » : CA des départements 41, 60 et Nord-Pas-de-Calais. Partenaires des essais « Blé dur » : Arvalis, CAVAC et Soufflet. Partenaires des essais « Maïs » : Arvalis et CA 24. Partenaires des essais « Tournesol » : Terres Inovia, Ceresia, Cocebi, Limagrain.

(3)Dans nos essais, ce type d’engrais était principalement composé de farine de viande et d’os, de profil N-P-K 9-5-0, 9-6-0 ou 10-4-0.

(4) Voir l’article « Fertilité des sols en conduite bio : le phosphore sous surveillance », de ce magazine.

Faut-il fractionner ou reporter les apports d’engrais en céréale bio ?

La période d’apport de l’azote et son éventuel fractionnement ont pour objectif de garantir une meilleure adéquation temporelle entre la disponibilité de l’azote et les besoins des cultures. Cependant, en AB, on n’apporte pas de l’azote directement assimilable mais des engrais organiques qui libèrent leur azote de façon moins prévisible. Quelle est l’influence de ces deux pratiques sur le rendement et la teneur en protéines des grandes cultures bio ?

C’est ce qui a été étudié en 2021 sur blé tendre, blé dur et triticale dans certains essais du réseau précédent. Deux modalités d’apports d’engrais végétaux perlés ont été testées : un fractionnement de l’apport, avec une moitié de la dose apportée en sortie d’hiver et l’autre en début de montaison, et un report de la totalité de la dose d’engrais début montaison ; les performances des céréales étaient comparées à celles du témoin, pour lequel la totalité de la dose était apportée en sortie d’hiver.

Aucun effet significatif du fractionnement ou du report de l’apport n’a été observé sur le rendement ou la protéine de ces céréales à paille. Toutefois, ces pratiques ont tendance à légèrement pénaliser le rendement et à légèrement améliorer la teneur en protéines par rapport au témoin.

Des résultats antérieurs avec des PAT conduisaient à des conclusions similaires. En revanche, ils montraient que le fractionnement de la dose en un apport précoce (au stade « 2-3 feuilles ») complété par un apport en sortie d’hiver tendait à améliorer le rendement mais pouvait pénaliser légèrement la protéine.

Sur maïs où a été évalué l’effet d’un apport anticipé vers « 2-3 feuilles » et d’apports fractionnés entre les stades « 2 » et « 3 feuilles » puis le reste entre « 6 » et « 10 feuilles », aucune tendance claire ne se dégage. Les résultats sont très variables d’une situation à l’autre et, en moyenne, les écarts sont très faibles par rapport à un apport unique à « 6-10 feuilles ».

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