Chanvre textile : du pré au prêt-à-porter
Depuis le néolithique, les fibres de chanvre ont été utilisées pour l’habillement, car le tissu de chanvre, solide et confortable, est thermorégulateur. Les vêtements royaux occidentaux étaient ainsi souvent constitués de mélanges de chanvre et de lin et les fibres les plus grossières servaient à réaliser des cordages et des voiles de bateaux.
Avec l’arrivée du coton en Europe puis des fibres synthétiques, le chanvre a été délaissé, poussant les utilisateurs (applications vestimentaires et ameublement) à recourir à l’importation. Aujourd‘hui, la Chine est pratiquement le seul pays disposant d'une production industrielle de fibres de chanvre textile, et le gouvernement chinois investi massivement dans son développement. Cette provenance asiatique va à l’encontre des valeurs recherchées par les acteurs de la filière, désireux de mettre en avant une origine européenne ou locale.
À ce jour, la production du chanvre en France, premier producteur européen de cette culture, est axée vers l’exploitation de la graine (chènevis) - essentiellement pour l’alimentation humaine (huile, farine, graine), la pêche et l’oisellerie - et de la paille, celle-ci étant valorisée dans les filières de la papeterie, l’isolation, les géotextiles et les matériaux composites(1). En revanche, l'exploitation textile du chanvre est aujourd’hui très réduite.
Dans ce contexte, des expérimentations ont démarré en 2017 en Normandie à l’initiative de l’association « Lin et chanvre bio »(2) avec le soutien financier de l’Agence de l’Eau et la participation de plusieurs partenaires techniques. Elles s’appuient sur le modèle du lin : depuis le rouissage au champ, qui consiste à éliminer la pectine qui colle la fibre à la tige, jusqu’à l’utilisation des outils industriels liniers utilisés pour le teillage, opération qui sépare la fibre de la tige et le long brin des étoupes.
Pour produire des fibres longues de bonne qualité, il faut semer serré des variétés précoces et peu fertiliser.
Ces expérimentations ont, dans un premier temps, défini un itinéraire technique spécifique à la production de fibres de chanvre pour un usage textile. Dans un deuxième temps, elles ont testé un matériel de récolte pour faucher tout en parallélisant les tiges de chanvre. En effet, comme pour le lin, le teillage est capable de défibrer le chanvre à la double condition de fournir des tiges de chanvre conditionnées en tiges parallèles de un mètre de long et rouies.
Un modèle de développement durable
L’industrie textile est, après les transports, le deuxième secteur le plus polluant sur tous les plans : de la fabrication jusqu’aux rejets, en passant par la teinture et l’ennoblissement. Des milliers de tonnes de microfibres synthétiques finissent ainsi dans les océans. Il est donc important de revenir à l’utilisation de matières textiles biodégradables. Le chanvre est une matière première qui répond aux trois champs d’actions prioritaires définis par le Fashion Pact lors du sommet du G7 de 2019 : le respect de la biodiversité, la protection des océans et la limitation de l’impact climatique.
Le chanvre est une très bonne tête de rotation. Introduit entre deux cultures d’hiver, il rompt, en effet, les cycles des maladies et des adventices. Araignées et carabidés, qui sont des prédateurs de ravageurs des cultures, apprécient son couvert haut et dense. Le chanvre libère le sol très tôt, surtout pour un usage textile, et laisse une parcelle propre pour la culture suivante du fait de sa densité de peuplement élevée et de sa vitesse de croissance rapide, au fort pouvoir étouffant vis-à-vis des adventices. Cette culture ne nécessite donc aucun traitement phytosanitaire en végétation, et son itinéraire technique est directement transposable en agriculture biologique. Enfin, le chanvre présente une bonne résistance à la sécheresse et laisse un sol meuble pour la culture suivante.
L’objectif des expérimentations mises en place entre 2017 et 2019 était d‘identifier les leviers permettant d’avoir une plante qui puisse être récoltée, rouie au sol et teillée afin d’obtenir une fibre de qualité textile en utilisant les procédés liniers. Il était également nécessaire d’obtenir des tiges de diamètre modéré (environ 10 mm) pour que le chanvre soit exempt de fibres secondaires. En effet, de moindre qualité, ces fibres secondaires sont impropres aux applications textiles car trop riches en lignine.
Pour répondre à ces objectifs, quatre critères s’écartant de l’itinéraire technique associé aux débouchés « classiques » du chanvre ont été identifiés :
• La densité de semis Pour avoir des tiges fines, il faut semer dense. En tenant compte des pertes à la levée, qui peuvent être importantes (jusqu’à 40 % selon les conditions), pour un objectif de peuplement final de 250 à 300 pieds/m², il faut semer entre 75 et 90 kg/ha selon les poids de mille grains des variétés, soit environ 500 grains/m².C’est 1,5 à 2 fois la quantité de semences utilisée pour les autres débouchés (45 à 50 kg/ha).
• La date de récolte L’objectif est de récolter avant que les fibres secondaires ne se forment. Pour cela, des coupes microscopiques ont été faites à plusieurs périodes du cycle. Il est apparu que le stade optimal de la récolte se situait pendant la floraison, au moment du largage du pollen. C’est 3 à 8 semaines plus tôt que la pratique habituelle pour un débouché autre que textile.
• Le choix variétal Sachant qu’il faut prévoir pour le rouissage un temps de 3 à 8 semaines selon les conditions météorologiques, afin de rentrer un chanvre bien roui et sec, il est préférable de semer des variétés précoces.
• La fertilisation azotée La quantité d’azote apportée sera limitée à 70 unités, reliquat inclus, car l’azote favorise le développement de la chénevotte (la partie lignifiée à l’intérieur de la tige, sous les fibres) au détriment des fibres.
Les autres recommandations pour le semis et la conduite de la culture sont semblables à celles pour un débouché traditionnel.
Quel matériel de récolte pour de la fibre longue ?
Il n’existe pour l’instant pas de matériel dédié au chanvre textile. Le chanvre étant beaucoup plus haut que le lin, si l’on veut utiliser les installations de teillage du lin, la récolte du chanvre doit garantir que les pailles fauchées seront parallélisées, et que la longueur des tiges n’excèdera pas un mètre.
Pour répondre à la première exigence, l’association s’est dotée en 2019 d’une faucheuse/paralléliseuse très spécifique venant de Chine où est produit la plus grande partie du chanvre textile. Après plusieurs tests et réglages, il est apparu un certain nombre de règles à respecter pour une bonne récolte.
Ainsi, il faut faucher dès que le chanvre atteint une hauteur de 2,10 mètres, quel que soit le stade de maturité de la culture. En effet le modèle actuel de la faucheuse n'est pas adapté à du chanvre plus haut ; de plus, les andains risqueraient alors de se chevaucher, rendant impossible la coupe en tronçons de 1 m.
Pour répondre à ce dernier critère, deux agriculteurs de l’association ont mis au point un disque coupeur spécifique. Placé sur le tasse-avant du tracteur, ce disque permet de couper les tiges sur les andains à même le sol en deux tronçons de 1 m.
Les tiges sont ensuite laissées à rouir sous l’action du soleil, des intempéries et du vent. À mi-rouissage, les andains sont retournés avec une retourneuse à lin.
De la fibre au tissu
Après ces étapes préparatoires au champ, le chanvre a été teillé afin d’obtenir des fibres longues et des étoupes. L’étape suivante est la filature - la transformation des fibres en fil. Si l’étoupe est de bonne qualité, elle est aussi valorisée en filature, au mouillé (pour les vêtements) ou à sec (pour l’ameublement). Pour les plus mauvaises qualités d’étoupes, un usage en papeterie, ficelle ou cordage est possible.
La fabrication du fil a été réalisée par une entreprise française, Safilin, délocalisée en Pologne. Revenu en France, le fil a été ourdi - l’ourdissage consistant à disposer les fils les uns à côté des autres sur une grande longueur afin de former une nappe sur une largeur déterminée - puis tissé. Pour ce jean, les fibres longues ont été utilisées en chaîne et les étoupes, en trame. Le tissu ainsi obtenu a passé l’étape de la confection pour fabriquer le premier prototype de jean en chanvre cultivé en Normandie (encadré).
Un premier essai français « transformé »
Le jean 100 % chanvre français de l’association « Lin et Chanvre Bio » a reçu le prix « Coup de cœur » du jury des Trophées nationaux de la bioéconomie au Salon international de l’agriculture (SIA) le 24 février dernier. La faisabilité d’un tel jean est ainsi prouvée, mais de nombreux défis subsistent. Tout d’abord le matériel de récolte doit être amélioré car il s’agit pour l’instant de prototypes. De plus, le rouissage à la façon du lin reste à bien maîtriser. L’aspect rentabilité doit aussi être approfondi. En effet, dans ce process, on n’attend pas la maturité des graines, ce qui prive l’agriculteur de leur revenu. Il faut donc produire le plus de fibres longues possible, mieux rémunérées. Or le chanvre produit un tiers de fibres longues pour deux-tiers d’étoupes, ce qui est le ratio inverse du lin. Les travaux de « Lin et chanvre bio » se poursuivent donc en 2020 et 2021, avec le soutien de l’Agence de l’Eau Seine-Normandie et de la région Normandie, afin que les agriculteurs puissent introduire rentablement demain le chanvre dans les rotations du lin.
(1) Pour plus d’informations sur ces exploitations technologiques, lire l’article « Filières locales : de nouvelles utilisations pour les fibres de chanvre » de Perspectives Agricoles n°451, janvier 2018.
(2) Plus d’information sur https://linetchanvrebio.org.
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